Treize mille deux cent unième jour


On sonne à la porte. Je soupire et je lève les yeux en direction de l'œilleton. Comme si je pouvais le voir, d'ici. Nouvelle sonnerie. Ce que je peux la détester celle-là. Stridente, désagréable. A chaque fois que je l'entends c'est comme si une décharge électrique parcourait mon corps.


C'est psychosomatique, sans doute. Parce que je sais que les seuls visiteurs qui viennent chez moi sont des importuns à qui je n'ai aucune envie d'ouvrir mon refuge. Et celui-là insiste. Il frappe, une dizaine de coups secs. Je soupire. Est-ce qu'il sait que je suis là ? Pourtant, la télé n'est pas allumée et la musique est si basse que je l'entends à peine.


J'ai envie de rester où je suis, mes jambes semblent peser des tonnes à l'idée de me porter jusqu'au vestibule. Je n'ai pas envie de recevoir qui que ce soit, et je me dis que je pourrais tout aussi bien attendre qu'il ressorte de l'immeuble et me planquer derrière les rideaux pour espionner et savoir de qui il s'agissait. Si c'était quelqu'un que j'aime bien, au pire, je pourrais le rappeler par la fenêtre et trouver une excuse bidon à ma lenteur de réaction. « Désolée, j'étais aux toilettes ». La classe intégrale...


Voilà qu'il toque encore. Ça me prend la tête. Je finis par me lever et je traîne mes pantoufles jusqu'à la porte. Je jette un coup d'œil par le judas. Mauvaise pioche, ce n'est pas une copine. Costume noir, cravate noire, cheveux tirés en arrière, tronche à pas prêter du pognon. Il se croit dans Men In Black ou quoi ? Merde, il m'a vue, je crois.


J'arrange un peu mes fringues. Non que je sois habillée élégamment, de toute manière, mais quand même. Je tire mes cheveux en arrière et je fais un nœud en guise de chignon. Il se défait aussitôt. Rien à foutre, finalement. Moche je suis, moche il me verra. Je débloque le verrou, j'appuie sur la poignée avec l'enthousiasme d'un condamné qui gravit les marches du gibet.


Il y a un truc coincé sous le battant. Ça frotte contre le carrelage quand j'ouvre. Ça fait un bruit infâme qui me vrille les tympans, me fait grincer des dents. Il grimace. T'as pas aimé, mon gros ? Tant mieux.


-         Oui ?

-         Vous êtes Mademoiselle Chan ? Nandra Chan ?


Je pense à lui répondre : « Mon nom est Bond, James Bond ». Mais je me la ferme. Il n'a l'air d'avoir envie de rigoler, celui-là.


-         Oui.

-         Maître Tartarin de Tarascon, huissier de justice.

-         Bonjour.

-         Je peux entrer ?

-         Non.

-         J'aimerais entrer.

-         C'est à cause du chien, il est méchant.

-         Oh... J'ai peur des chiens, fait-il avec un petit sourire contrit.

-         Alors restez sur le palier.


J'ai envie de rigoler, un peu. S'il savait comme mon chien est gentil... Je baisse les yeux, je ne veux pas qu'il lise dans mon regard que je me fous de lui. Je fais semblant de frotter une saleté sur le sol de l'entrée avec le bout de ma mule. Il fouille dans sa vieille sacoche de cuir noire, toute usée avec les coutures qui se défont et râpée sur le devant.


Je ne comprends pas. Ce type est jeune, je dirais dans les vingt-cinq ans, comment il peut avoir une sacoche aussi pourrie ? Je réalise que je m'en fiche, en réalité. Il sort une liasse de feuilles qu'il me tend.


-         Je suis venu pour vous remettre ceci.


Je prends le courrier, je lis la page de garde. Cabinet De Tarascon et De Tarascon, huissiers de justice. Ok, c'est une entreprise familiale. Il a dû récupérer le vieux cartable de Papa. Par contre je note au passage, du coin de l'œil, qu'il a des pompes neuves. Elles brillent tellement que je pourrais me voir dedans. Il doit se payer un putain de mal aux pieds... C'est pas que je le plaigne, bien au contraire.


L'entête du deuxième feuillet me prouve clairement ce dont je me doutais déjà à voir son air revêche : il n'est pas venu pour m'annoncer que j'avais gagné trois millions à la super loterie des Trois Suisses. Commandement de payer. Chouette alors... ça me manquait.


Je pose les papiers sur un tas d'enveloppes pas ouvertes qui traînent sur un petit meuble dans l'entrée. Des factures, des factures, et des avis de recommandés avec accusé de réception que je n'irai pas chercher. Il y a peut-être aussi quelques autres commandements de payer. Quand on leur ouvre pas la porte, ces cons-là les envoient par la poste alors... J'en sais rien, ça fait des mois que je ne lis plus mon courrier.


-         Vous ne lisez pas ? demande-t-il, étonné et visiblement réprobateur.

-         Je lirai plus tard.


C'est un mensonge. Il fronce les sourcils. Il n'est pas content le monsieur. S'il savait comme je m'en fous de sa tronche de maître d'école constipé !


-         Faut signer ?

-         Oui, répondit-il en me tendant une autre feuille.

-         Vous avez un stylo ?


Elle marche pas ta ruse mon gros. Si tu crois que je vais te laisser seul devant la porte entrouverte le temps d'aller chercher un stylo et te retrouver dans mon vestibule en revenant, tu te fourres le doigt dans l'œil. De toute façon, le chien veille. Si tu entres, il te sautera dessus, te collera ses pattes dégueulasses sur ton beau costard hors de prix, et te fera une grosse léchouille baveuse sur la bouche. Vu comme il pue du bec, tu vas probablement mourir. Ce serait idiot, emmerdant pour moi. Ça existe « haleine fétide de chien » dans la liste des armes du crime ? On peut aller en prison pour meurtre par empuantissement nasal ?


Il cherche dans la poche de son veston et me sort un gros Waterman noir. Je prends, et je paraphe. Même ma signature est moche, putain. Il remballe son matériel et me tend la main pour que je la serre. Je fais mine de ne pas m'en rendre compte. Il reprend donc sa main et se retourne vers les escaliers en me souhaitant « bonne journée ». Il se fout de ma gueule non ?


Puis il se ravise. Il s'arrête, me regarde et me dit :


-         Vous devriez lire. Si vous ne payez pas sous deux mois, vous risquez d'être expulsée de votre logement.


Je hausse les épaules. Qu'est-ce qu'il veut que ça me fasse ?


-         De toute façon, dis-je, c'est sûrement une grosse somme et je n'ai pas de quoi la payer alors...

-         Mais tout de même, il y a des moyens de s'arranger. Appelez notre cabinet et nous trouverons un moyen d'étaler les paiements.

-         C'est trop aimable de votre part.

-         Vous ne devriez pas le prendre comme ça, Madame Chan.


Ta morale, tu te la gardes. Tu me fais penser à mon banquier, vous êtes bien les mêmes. Sirupeux avec les riches, odieux avec les pauvres. Vous vous croyez supérieurs à eux, vous pensez que s'ils ne s'en sortent pas, c'est parce qu'ils ne font pas d'efforts, et vous les jugez comme des pouilleux. Mais en attendant, ce sont eux qui vous engraissent, à grands coups de frais de procédure, d'agios et de frais de forçage. Une fois qu'on est dans l'engrenage, à cause de vous, on a encore plus de mal à s'en sortir. C'est un jeu où les dés sont pipés. Alors vraiment, ce que t'en penses, j'en ai rien à faire. Je me mords la langue pour ne pas lui balancer la vacherie qui me vient à l'esprit.


-         De toute façon, avec les frais que votre cabinet a sûrement rajoutés, ça va doubler la somme, et même si je voulais faire un effort pour payer, je ne pourrais plus à cause de ça.


Il fait une drôle de figure, il ne répond pas. Ça se voit que c'est un jeunot, il a l'air presque ennuyé pour moi. Il en oublie de me dire que si je ne voulais pas en arriver là je n'avais qu'à payer mon loyer en temps et en heure. Si j'étais un peu sadique, j'enfoncerais le clou et je me mettrais à pleurer. Comme ça il se sentirait vraiment mal. Mais finalement, je m'abstiens, il resterait encore et sa vision me file des aigreurs.


-         C'est tout ?

-         Au revoir, Madame Chan.


Oui c'est ça, au revoir. Je referme la porte et je vais me laisser tomber sur le canapé. En passant près de mes étagères, la couverture brillante d'un gros bouquin me renvoie mon reflet, tout déformé. J'ai des joues étirées et la tête toute plate. On dirait la grenouille de la blague. Je souris vaguement en scandant « Marmelaaaaaaaaaade, mamelaaaaaade ». Le chien vient me lécher les doigts, l'air de dire : « T'inquiète pas, les messieurs en blanc seront bientôt là et ils t'emmèneront dans un endroit où les gens comme toi peuvent se reposer. » Si seulement... Des fois je me dis que je serais mieux là-bas. Peut-être que les fous ne sont pas si fous, et que ce sont les gens dits normaux qui sont en fait complètement tarés.


Je me relève. J'ai besoin d'un café, d'une clope, et d'un bon manga bien gore pour faire passer le goût de bile que j'ai dans le gosier. En passant du salon à la cuisine, je jette un œil sur le courrier et je ricane. De toute façon, c'est bientôt l'hiver et ils n'auront plus le droit de m'expulser. Quand ce sera le moment, je lirai peut-être sa putain de lettre et je verrai ce que je peux faire. Mais pour l'instant, j'ai autre chose à penser. Je me demande si je préfère les barbituriques, le couteau ou la corde pour mettre fin à tout ce bordel avant d'être obligée de décacheter les enveloppes qui sont sur ma commode.


J'appuie sur le bouton de la bouilloire électrique, et en attendant que l'eau chauffe je me dirige vers la fenêtre, je l'ouvre et je regarde en bas. Il y a une vieille qui fait faire ses besoins à son clebs juste sur le carré d'herbe. Je peux pas me balancer par là, j'ai aucune envie de crever au milieu des crottes de caniche. J'ai encore un peu de dignité. Je laisse quelques miettes de pain et bout de gras de jambon sur le rebord. Si un piaf passe par là, il aura quelque chose à picorer.


J'entends un clic, je me retourne. J'ouvre un sachet de cappuccino, je le verse dans la tasse, je rajoute la flotte, un sucre, et je retourne au salon. Je me pose à mon bureau. A côté de mon écran, il y une image. C'est un montage que j'ai fait moi-même et que j'ai imprimé sur une jolie feuille qui ressemble à du parchemin. Les portraits en noir et blanc sur ce style de papier, c'est la classe. Surtout quand les sujets sont aussi mignons que les deux gars que j'ai épinglés au mur. Ils me sourient, en plus.


Tiens, si j'écrivais un peu. Ça m'occuperait...

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